Nous savons les tortues olivâtres et les tortues de Kemp très proches. Mais selon un article scientifique publié cet été, nous sommes désormais en mesure de chiffrer cette parenté : la séparation entre les deux espèces daterait d'il y a 7,5 millions d'années ! Nous apprenons également que les populations de l'océan Atlantique, de l'Est Pacifique, et de la région Indo-Ouest Pacifique sont très sensiblement proches entre elles, mais que celles de l'Atlantique et de l'Indo-Ouest Pacifique sont les plus semblables. Ou encore que la colonisation planétaire de ces tortues s'est faite à la suite d'évènements récurrents d'extinctions et recolonisations. Mais comment en sommes-nous arrivés à de telles conclusions ?
La biogéographie est l’étude de la répartition géographique des êtres vivants. Les enseignements de cette science sont cruciaux puisqu’ils nous aident à comprendre le passé (c’est la biologie évolutive) et anticiper l’avenir (la crise actuelle touchant le climat et le Vivant remercie la biogéographie !). Comme nous l’enseigne la sagesse populaire : on ne peut savoir où l’on va sans savoir d’où l’on vient.
Lorsqu’on parle biogéographie, l’étude des espèces marines répandues à l’échelle planétaire est l’un des meilleurs modèles. Parmi les 6 genres de tortues marines connus, tous sont mono-spécifiques (= 1 espèce par genre), à l’exception des tortues du genre Lepidochelys, que sont la tortue olivâtre (Lepidochelys olivacea) et la tortue de Kemp (Lepidochelys kempii). C’est cette exception, fruit de liens de parenté étroits, qu'une nouvelle publication scientifique entend montrer.
Et si les tortues olivâtres sont les plus abondantes à l’échelle planétaire, les tortues de Kemp sont a contrario les plus rares du monde, et ne se rencontrent qu’au voisinage du Golfe du Mexique. Une particularité qui n’est pas étrangère aux différentes hypothèses tentant de raconter leur histoire commune avec les tortues olivâtres.
Une 1ere hypothèse formulée en 1969 par Pritchard énonce le rôle de la fermeture de l’isthme de Panama survenue il y a environ 3 à 5 millions d’années. Cette barrière infranchissable aurait isolé une ou plusieurs populations de son ensemble d’origine. Pritchard suppose alors l’existence d’une espèce ancestrale de tortue, ancêtre commun aux tortues olivâtres et de Kemp, qui se retrouve séparée en 2 sous-ensembles : 1 ensemble de populations à l’Est de l’isthme, qui deviendra avec le temps la tortue de Kemp, et un ensemble de populations à l’Ouest côté Pacifique, qui deviendra la tortue olivâtre. Par la suite, L.olivacea a colonisé l’Indo-Pacifique puis a rejoint (bien) plus tard l’Atlantique, en contournant le Cap de Bonne Espérance.
Une 2nde hypothèse évoque un scénario différent. En 2004, Shanker et son équipe montrent que, parmi toute la diversité génétique des tortues olivâtres, les plus "différentes" entre elles sont observables au sein de l’Océan Indien. Une telle divergence indique que du temps s’est écoulé pour voir s’opérer de telles variations. En l’occurrence la plus grande durée possible ! Et c'est cela qui change tout : puisque l'on remonte au "début" de l'histoire, ce sont donc les tortues les plus proches des tortues de Kemp ! Évidemment, cette conclusion ne fonctionne que si l’on considère une origine commune à ces 2 espèces.
Une origine commune révélée par l’étude de séquences d’ADN (cette fameuse substance gélatineuse constituée d’un complexe assemblage de pièces appelées « nucléotides » _ vous savez, ces lettres ATCG apprises au collège, et abondamment évoquées dans Jurassic Park ! _ définissant la recette pour créer un être vivant). Et pas n’importe quel type d’ADN : de l’ADN mitochondrial (ADNmt). La mitochondrie est un élément présent au sein des cellules vivantes produisant l’énergie faisant fonctionner l’organisme. Les cellules possèdent de l’ADN au sein de leur noyau, mais les mitochondries aussi. Un tel aspect fait que l’étude de l’ADNmt est un outil puissant pour observer les liens de parenté, et, si on extrapole « liens de parenté » à (très) grande échelle temporelle, d’observer l’évolution du Vivant. Et c’est ainsi que selon cet article publié en août 2022, Sibelle Torres Vilaça et son équipe ont relevé et comparé des séquences typiques d’ADNmt prélevés sur 943 tortues olivâtres et 287 tortues de Kemp réparties à travers le monde, au sein de 3 grands ensembles océaniques que sont la région Est Pacifique (EP), Atlantique (ATL), et Indo-Ouest Pacifique (IWP) (Fig.1). Des échantillons en provenance de Guyane, fournis par l'association Kwata, ont notamment contribué à cette étude.
Figure 1 : Fréquence relative des séquences observées en fonction de l'origine géographique (en bleu foncé : tortues olivâtres de l'Atlantique, en bleu clair : tortues olivâtres Indiennes, en rouge/rose : tortues olivâtres de l'Indo-Ouest Pacifique, en orange : tortues olivâtres de l'Est Pacifique, en jaune : tortues de Kemp, zones cerclées de rouge : populations non reproductrices (i.e zone de nourrissage, captures accidentelles, etc), cercles plus petits : sites représentés par un échantillon unique)
Évidemment, il ne s’agissait pas de décortiquer l’ensemble de l’ADN. Les chercheurs se sont plutôt focalisés sur des séquences se répétant plusieurs fois (on appelle ça des séquences microsatellites), de sorte qu’elles deviennent alors « facilement » reconnaissables, conférant une sorte d’empreinte génétique à un individu ou une population. Ce que cherchent en particulier les scientifiques ? Mettre en évidence des « structures » au sein des échantillons. La « structure » d’une population c’est s’intéresser à la présence ou l’absence de telle ou telle séquence d’ADN et à la fréquence à laquelle on les retrouve. Dans l'idée de trouver une population « fortement » structurée. Plus simplement : une population dont les membres sont proches entre eux. Comment faire en pratique ?
Chez les êtres vivants à reproduction sexuée (comme les tortues), le hasard des rencontres fait que toutes les « combinaisons » possibles de séquences d’ADN tendent à avoir les mêmes « chances » de se retrouver au sein des individus (c'est comme faire un tirage au sort à l'infini). Comprenant cela, on en déduit aussi ce qui se passe à l'inverse : observer certaines séquences en surnombre par rapport à d’autres (ou même certaines séquences ayant disparu si on compare une population à une autre) pourrait être interprété comme le fruit de la consanguinité par exemple. Ou encore la conséquence d’un changement particulier dans l’environnement qui a abouti à diminuer le nombre et la diversité des individus (comme un brutal changement climatique par exemple ou un obstacle au déplacement des animaux). Ou bien encore peut-on imaginer le fruit d’une migration qui aura « sélectionné » certains individus et leurs gènes plutôt que d'autres (et dans cet exemple, la population source ayant fourni les individus migrant possède alors une diversité génétique bien plus grande). Voilà ce que cherchaient (et ont trouvé) les scientifiques. La comparaison des séquences d’ADN de ces tortues a mis en évidence cette fameuse structure, et a permis de retracer la grande Histoire de leur héritage. Ce travail a permis de dire « qui est plus proche de qui », et de préciser à quelle période certaines divergences se sont produites. Ce sont les conclusions résumées en début de ce billet. Quelle aventure n'est ce pas ?
Et si la génétique n’est évidemment pas la panacée et la réponse à toutes les questions, nul doute que cette discipline n’a pas fini de nous apprendre bien des choses sur nos chères tortues marines !
Vilaça et al. (2022). Global phylogeography of ridley sea turtles (Lepidochelys spp.): evolution, demography, connectivity, and conservation. In Conservation Genetics.
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